[Télégramme à Victor Brauner,Villa Beaulieu, Chemin de Canisy, Blonville s/Mer (Calvados) Cachet : Neuilly sur Seine, 5-8-1958] lundi 4 Mon cher Victor, J’ai fait une sorte de « pélerinage » de plusieurs jours sur les lieux de certains centres où s’érigent en ce moment des temples étranges à la diversité merveilleusement absurde qui nous habite. Le premier se trouve dans une maison de Chartres, dans la rue dite du Repos c’est à dire dans le cimetière de cette ville qui abrite, paraît-il, une fameuse cathédrale ; le maçon-architecte-poète s’appelle Raymond Isidore et sa profession avouable : fossoyeur. J’ai eu l’honneur de lui serrer le bras (encore couverte de flammes, de boue et de ciment, sa main se refusait à celle que, tremblante d’émotion, je lui avais tendu) et mes yeux ont eu la chance d’être touché par son regard. Depuis vingt ans, Isidore couvre d’assiettes cassées les murs de sa maison, ses meubles, sa cour, son tombeau… Tout y est passé : machine à coudre, lit, chaises, fourneau à gaz, T.S.F. … Les personnages, les choses et les scènes qui s’y dessinent donnent à l’arc-en-ciel brisé qui lui sert de pinceau une dimension jamais atteinte. Mais où trouver les mots pour // te la décrire ? Je me fais une joie de penser qu’à ton retour à Paris, je t’introduirai dans ce mystère insondable ; dans quelques mois, à la parution du livre de Gilles Ehrmann tu en auras le premier aperçu qui, dans l’image, n’est pas moins sensationnel que la réalité. De Chartres, nous avons continué notre voyage et nous sommes arrêté chez Gaston Chaissac, le cordonnier, (marié à la charmante institutrice du village : 4 élèves) qui, grace à son ami Dubufet – qui l’avait (…) pillé (?) – à Paulhan – qui a publié un livre de lui dans la collection « Métamorphose » - à Matta et un tas d’autres, a une certaine notoriété (de fou, dans la région) de « naïf ». Dans le village voisin, nous avons trouvé le jardinier Joseph Marmin – Père, bel homme de 83 ans, tête de sage, démarche hésitante mais fière, je me suis promené avec lui au milieu de ses personnages et animaux-végétaux. Merveilleux. Cinquante kilomètres plus loin, au bord de la mer, à Sables d’Olonne, nous avons vu la maison de la sirène et parlé à ses constructeurs : Hippolitte Massé, 64 ans, tête de marin et de médaille, « passeur » pendant la saison d’été, plombier-couvreur-chauffagiste, le reste de l’année. Sur une jolie barque verte, il // transporte les estivants quelques dizaines de mètres plus loin, du quartier prolétaire sur la plage mondaine ; la traversée, 15 fr. par personne. La maison ne lui appartient plus, il habite à présent 4 rue des Marais, chez sa seconde femme. Celle-ci nous avait déclaré que peu après leur mariage, ils avaient décidé de vendre la maison de coquillages et de s’établir dans la sienne – « plus neuve à l’intérieur » - intitulée : LES CLEFS, mots gravés en majuscules sur la façade, ainsi que la date (1905) et deux belles clefs qui s’entrecroisent. Selon Massé, la vente de la maison a été désastreuse car il a été roulé, ce qui l’a déterminé de lui enlever la porte pour l’instaler dans la nouvelle maison où je l’ai vu dans toute sa splendeur : entièrement en cuivre, il y avait gravé un nombre de symboles parmi lesquels une énorme ancre, très belle. L’échange de la maison de coquillages et de la sirène pour la maison des clefs, puis le déplacement de la porte en cuivre de l’une à l’autre, me remplit d’une sorte de joie symbolique assez lumineuse. - Micheline et moi avons passé une semaine à St-Léger en Yveline, chez // Denise dans une maison en plein forêt, que des amis à elle lui avaient prêté, puis une journée chez Matta dans sa merveilleuse maison de Boissy[-Saint-Léger] dans (…). Demain matin, nous partirons dans la voiture d’un ami vers le sud de l’Italie où, dans l’attente de tes lettres (qui nous suivront dans le voyage) je t’écrirai de nouveau Je t’embrasse avec « dor » Amitiés à Jacqueline Luca Je vous embrasse Micheline.