Bucarest, le 23 janvier 1949 Très cher Victor, Les questions de famille dont tu me parles dans ta dernière lettre me semblent trop graves pour ne pas insister. Je veux dire que ta séparation de Dédé ne peut être, ne doit être autre chose qu’un simple détour embué, historique et passager, surtout passager, voies menant nécessairement vers votre prochaine rencontre. Parler, comme tu le fais, de séparation définitive est pour moi inconcevable. Ta séparation de Dédé ne peut être que l’image du déchirement général, l’expression passagère de notre séparation passagère de tous ceux que nous aimons le plus et quelque fois de nous-mêmes. Il n’y a pas de symptôme plus court (?) de la faiblesse et de la puissance d’un effort que le déchirement intestin. J’ai dit de la puissance aussi parce que dans un effort ascensionel les épurations continuelles // sont toujours agissantes car elles ont toujours en vue de garantir la pureté de l’objet et l’essor léger de sa trajectoire ascendante. Mais aujourd’hui, en pleine crise d’efficacité et même de spécificité, j’allais dire en absence totale d’objet et de mouvement proprement dit, les épurations et les mesures administratives sont elles-mêmes devenues l’objet et le mouvement, l’objet principal et principial du mouvement. // Ayant reçu dernièrement de la part de ta famille la lettre administrative dont tu me parles, mes cousins Ost et Paul et moi-même nous avons écrit imédiatement une sorte de contre-solution de quarante pages concernant la question générale de l’héritage. Nous n’avons pas envoyé cette lettre. Tout ce qui se passe actuellement chez vous nous semble si en dehors de la question et si contraire à nos vraies raisons d’être que nous avons préféré ne pas mêler nos voix fatalement réflexes donc fatalement confusionelles dans la confusion et la cohue générale. D’ailleurs nos voies claires, positives et agissantes, nos vraies voix de silence, n’ont pas été entendues il y a deux ou trois mois quand nous avons envoyé à Dédé un projet de solution concrète concernant la destinée de l’héritage. C’est Nadine qui nous a répondu que Dédé a été enchanté et très d’accord avec ce que nous lui avons écrit mais de la réalisation et de la projection active // de notre proposition on n’en parle plus. J’aimerais bien que tu prennes connaissance de (…) je crois qu’il sont maintenant dans la possession de Nadine qui pourra bien te les faire passer pour les lire. Malgré l’influence nuisible que l’entourage actuel de Dédé exerce sur lui, notre confiance dans la grandeur et la pureté de son génie est très puissante. Je ne peux pas croire que tu pense autrement. Et je ne veux pas croire que Dédé sera capable de conditionner la conservation de nos relations avec lui de notre séparation de toi. Dédé est un grand hérétique, il est hérétique par définition, par vocation, je ne peux pas me l’imaginer antihérétique en même temps. Etant donné la distance qui nous sépare de vous, j’espère que la neutralité (passagère, bien entendu) est la seule chose qu’on peut demander actuellement de nous. // Ecoutes, Victor. Je voudrais savoir si après avoir reçu de la part de Dédé la lettre de deshéritage, tu as essayé d’avoir une explication personelle avec lui. Je crois que, dans le cas où cette explication n’a pas déjà eu lieu, tu dois la provoquer de toute urgence. Car ce n’est pas une simple question qui te regarde personnellement cette entrevue personelle, c’est la question de la grandiose et virtuelle trajectoire générale qui y est engagée. Et en tant que déterminante partielle de la trajectoire à suivre, ta responsabilité est trop grande pour que tu refuses ma suggestion puérile mais absolument nécessaire. Je te prie, mon cher Victor, ne t’arrêtes pas au langage administratif d’un conseil de famille et cherche voir personnellement, passionnément Dédé, car l’ambivalence de votre froideur réciproque doit être de toute urgence forcée, ressuscitée, fébrilisée avant qu’elle soit cicatrisée et à jamais inopérante. // Toute en attendant ta réconciliation avec Dédé, j’aimerais bien que notre correspondance d’aujourd’hui, elle-même administrative et sans éclat, change radicalement de sens et que tu m’envoie sans retard l’écho intime (et détourné) de ta voix, dans un mot, dessin ou sourire, pour sentir de nouveau ta réelle présence fantomatique qui m’est réellement précieuse. Et je te promets de faire de même. Mon très très cher Victor je t’embrasse chaleureusement Luca jaqueline jaqueline chérie il est il sera midi et minuit